Habiter quelque part

Notes éparses préparatoires pour « un livre ». Y’a pas tout, (futurs) droits d’autrice tout ça, l’accrochage a donc vocation à changer régulièrement par ici.

« Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage. »

Ivan Illitch, L’art d’habiter

Tas de tas

Et pendant ce temps des tas de lignes d’eau de pluie, des robes à glamourrr à Cannes et à Avignon (on dit pas « à » on dit « en » sinon ça fait prolo), des gilets de sauvetage pour rejouer l’Odyssée entre potes sur des canots depuis la Libye, des collections de coquilles d’escargots qui se vendent aux enchères, des motifs reine des neiges sur les t-shirts à Lidl cette semaine seulement, des bulletins de vote à pilonner mais sans mélanger départementales et régionales, des photos de bouffe sur les comptes instagram, des photos de plage sur les comptes instagram, des photos d’enfant sur les comptes instagram, des tas de vaccins dans des tas de congélos, des tas de brouhahas mécontents dans des parallélépipèdes rectangle plus ou moins grands, mais toujours à peu près de la même hauteur, des tas de sacs dans des sacs, quand j’étais jeune maman j’avais même des tas de sacs dans des tas de sacs dans un grand grand sac, et dans ma tête c’était pareil, des p’tits labyrinthes dans des p’tits labyrinthes dans un grand grand, des tas de chiffres dans des tas d’IBAN FR76 dans des tas de BIC FRPP, des soi-disant faux pistolets dans des salles communales qui tueront bientôt et le personnage et l’acteur, des mots mêlés dans des grilles de lettres dans des revues rouge et jaune, des vêtements entassés par couleur, par matière, par taille et par forme, des sachets de magnets d’animaux par région du globe, des tas de concepts coiffés façon paradigme à la dernière mode, des doudous solitaires abandonnés dans l’espace public par des enfances disparues, des pages dans des tas de livres à désinfecter dans des brouettes, des tas de playlists dans des tas d’applis différentes, d’éphémères boules de glace dans des tas de pot pas éphémères c’est l’été, des tonnes de mamans qui agitent leur derrière pour se faire une place dans des agendas en papier, des post-it et des cadrans, des « tiens-toi droite » qui tassent encore plus, comme des aplatissements saccadés, à coups de pelle de bac à sable.

Émousser la lame

C’est l’objet du quotidien qui attire le plus son attention, toujours ce petit instant de sidération quand chez des ami·es elle ouvre le tiroir des couverts pour saisir un… ou, encore plus oppressant, quand elle appréhende une série alignée de la plus petite à la plus grande, en exposition au-dessus de l’évier. « T’as pas de… ? », non elle n’en a pas. Elle aime voir nettement tranché le fromage cependant.
Souvenir écœuré de la lame qui glisse parfois sur les doigts avec l’économe, en particulier avant ces dîners trop rares, de plus en plus rares où elle invite des ami·es, où elle voudrait les régaler d’amour, de technicité, d’inventivité et de légumes en petits fagots et finit par réinventer surtout le saumon en papillote d’un de ses premiers ex.
Elle hait particulièrement les mandolines, l’objet phare de Top Chef dont elle suit avec passion les épisodes hebdomadaires chaque année, même si elle fait sortir chaque candidat de sa mémoire une fois son élimination passée (une semaine donc) : comment s’appelait-il, déjà ? Sa poubelle mentale est drôlement efficace, programme TV aussitôt mangé, aussitôt chié, son cerveau sait faire de la place !
Ce qu’elle aime, elle, ce sont les emballages sous vide à ouverture facile, expertise infinie du geste d’agrandir l’entaille préexistante dans le plastique, il paraît que notre civilisation ne sait plus utiliser utiliser ses mains, eh bien ce n’est pas vrai, elle a surtout remplacé le vieux monde des gestes amples et longs, où le risque de coupure était potentiellement prégnant à chaque instant, par un environnement sûr de nouveaux gestes précis, rapides, efficaces.
Bon, elle fait une concession aux ciseaux pour faire disparaître le coin des emballages des surgelés Picard particulièrement rétifs à l’ouverture facile. Nourriture pré-découpée / pré-cuite / pré-assaisonnée / préparée par d’autres, elle aimerait regarder un documentaire sur une usine de surgelés, ça doit être passionnant de voir en action ces machines à trancher en grand, ces trucs pour mélanger – des battoirs ? -, et les cellules de refroidissement, mais quelle protection pour les salarié·es ? Se noter mentalement de chercher sur internet si existe un tel documentaire passionnant – passionnant ! -, avant d’oublier totalement deux minutes plus tard ce à quoi elle pensait.
Elle songe souvent à cette expression, « émousser la lame ». Comme si l’on avait agglutiné sur elle beaucoup de mousse, image de cueillette en forêt, exprès pour adoucir le tranchant, avec la patience obstinée du végétal. Pour en étouffer peu à peu la nature, aussi, limer les dents du crocodile, toute capacité à mordre, agresser, tuer peut-être. Elle souhaite à terme embrasser une démarche végétarienne, refuser cette alimentation carnée qu’il faut trancher selon les articulations et, partant, les concepts trop virils, pour préférer le végétal, la cuisson vapeur, le j’te-balance-tout-ça-au-four, et les glissements conceptuels, et les flous sans fin. À chaque fois qu’elle y pense, elle se dit qu’il faudrait que Picard Surgelés propose plus d’alternatives végé pour l’aider dans sa transition alimentaire et épistémologique. Sauront-ils anticiper son désir ?

Elle vit encore

Elle sait déjà que le plus dur sera la préparation. Penser à recharger la batterie du vélo sur le secteur, placer soigneusement la clef de l’antivol dans la poche avant du sac, vérifier qu’il y a bien tout dans ledit sac, même si quand elle avait lavé les trucs tout avait été remis dedans, elle en est sûre, sortir ses baskets du coffre à chaussures, les enfiler sans enlever les lacets, plop 1, plop 2, appeler l’ascenseur, prendre l’ascenseur, ouvrir la porte du jardin, placer la batterie, retirer l’antivol, manœuvrer le vélo vers le sas sans enlever la béquille, refermer la porte du jardin, ouvrir la porte principale de l’immeuble, ou plutôt la lancer violemment tout en précipitant le vélo dans la béance qui se referme déjà, coup de popotin pour retenir la porte, mouvement de hanche petits pas chassés, je suis sortie, je suis sortie, allumer l’assistance électrique, ôter la béquille, chevaucher le mammouth, c’est parti, la lourdeur de chaque mouvement a fait place aux cheveux au vent, c’est merveilleux, attention quand même aux voitures, zzzzzzzzzzouuuuu, même freiner est une joie, confiance dans l’engin, qui s’est construite peu à peu, au début quelle galère c’était, elle tombait sans cesse, notamment à l’arrêt, simplement elle versait sur un côté et pouf s’écroulait, le vélo sur elle. Mais bref elle est partie, déjà elle se demande si elle n’aurait pas dû prendre l’autre trajet, l’autre c’est toujours forcément tellement cool bordel. Enfin, quel que soit le chemin, elle arrive à la piscine, dernier freinage et gare le vélo. Récupérer le sac renfrogné sous l’élastique, ne pas oublier la batterie, l’encombrement des bras à nouveau comme un bouquet de fleurs moche, mais ça sent pas mauvais non plus, hein. Pousser cette putain de porte, mais pourquoi c’est difficile comme ça, ah quelqu’un à l’accueil, joie immense, soudaine, de sourire à un être humain, envie de lui demander s’il ne pourrait pas, je ne sais pas, l’aider, lui offrir un endroit où s’allonger comme une bête, mais déjà il lui sourit, déjà il lui parle, ne pas trop en demander. Quand elle lui demande un ticket d’entrée tarif chômage en lui tendant sa carte, oh gentiment, oh poliment, il lui rappelle qu’elle contient encore huit places. Ah mais oui sapristi, il faut valider le passe et s’engager directement par le tourniquet. Flûte, que je suis distraite, sourire éperdu. Elle sent le guichetier qui sourit avec indulgence. Tout va bien, il ne lui en veut pas de lui avoir fait perdre son temps. S’engager donc, prendre à gauche, enlever ses chaussures, plop 1 plop 2, plop 3-4 sur ses chaussettes et les fourrer dans les chaussures, ranger les chaussures comme des chaussons sous le sapin, s’engager dans le couloir carrelé, les cabines viennent d’être lessivées, pffff le sol est trempé, galère pour se changer. Allez, on arrête de râler, on avise une cabine un peu moins détrempée, ou pas, et zou,  on se penche en avant de manière un peu exagérée, et on ferme les deux côtés dans le grand écartement des bras bien connu, et c’est parti on se change, sans y penser, zoup, les gestes tant de fois répétés évitent qu’on y pense trop, et puis elle aime bien tendre l’oreille aux autres en train d’échanger à deux pas, toujours avec animation : « Comment ça marche, c’est un code ? » « Il ne faut pas que j’oublie mes lunettes. » Les autres qui ont des problèmes eux aussi, elle pourrait peut-être les aider, si elle sort assez rapidement. Ah, quelqu’un a répondu, il n’y a pas besoin, il n’y a pas besoin. Elle peut prendre son temps, mais de toute façon elle a fini. Elle sort de l’autre côté de la cabine, côté piscine, comme c’est rigolo cette entrée sortie séparée dessinant un espace aussi petit, ce sas, quoi. Un sas, petit. Mais un sas quand même. Quelle joie. Elle pose avec religiosité ses affaires dans le casier, chaussures en-dessous, c’est le pain, sac c’est le beurre, les habits pliés amoureusement, c’est le jambon, clac, code 5871 toujours le même c’est celui de son certicode plus, pas celui de sa carte bancaire hein, c’est pas pareil, elle vérifie qu’il n’y a pas un bout de chair qui dépasse malencontreusement de son vieux maillot de bain adoré, le seul dans lequel elle se sente bien, le bonnet lui permet de sentir le courant d’air frais sur la nuque, les lunettes sont là, le petit sac sorti du grand sac aussi, c’est parti, enfin elle est quasi arrivée, elle la voit en enfilade, là au bout du couloir à gauche, juste le temps de la douche à vivre, avec la précaution de l’animal qui sait qu’il peut être soit gelé soit ébouillanté par le jet, selon le caractère de la drôle de bête, et puis le pédiluve sur la pointe des pieds, et soudain les clapotis réguliers lui arrivent à l’oreille, l’espace s’agrandit, lumières du ciel et de l’électricité mêlées, et cette hauteur de plafond, et le bleu du bassin.

Les deux maîtres nageurs sont assis derrière leur immense table de régie. Ces statues grecques sont un peu avachies dans leur t-shirt rouge, il y a un blond et un brun comme dans les films de vampire pour ados. Les jambes largement écartées sous la table, exerçant une pression certaine sur les coutures de leur slip de bain respectif. Il lui est essentiel de les saluer avant de se jeter à l’eau. Ils ne souriront pas elle en est certaine. Il ne faut donc pas qu’elle-même sourie trop, juste un peu, un air de cordialité, surtout, surtout pas de séduction, ne pas rentrer le ventre mais quand même se redresser un peu. Les maîtres-nageurs, comme je le disais, étaient plantés dans leur chaise elle-même comme soudée sur le sol carrelé. Tout cela respirait la solidité et la bonne santé. La métaphore végétale de la racine, déclinée à l’envi, dans un bassin nautique, mes parents auraient dit une piscine. Mes parents allaient à l’essentiel, peu de mots pour tout désigner. Par exemple, pour les courses, tout était mammouth, des petites épiceries à l’hypermarché paroissial en passant par le lidl, l’auchan, et le carrefour. Il n’y avait pas à se casser la nénette avec ces questions anecdotiques d’enseigne ou de marque. Tout cela passerait, ils le savaient, mammouth serait avalé par auchan avalé par carrefour, mais mammouth c’était rigolo, un zeste d’enfance dans une existence bien rangée. Alors on disait « mammouth », et surtout on allait à mammouth, avec allégresse, comme une bonne blague faite à la corvée, comme un jeu de mots avec la lourdeur des tâches ménagères. Ce genre de mots qui à lui seul rend une après-midi supportable, qui explique qu’on prenne la peine de la vivre. Ce rien, ce mot en plus, ce déguisement d’enfant sur le réel, c’était tout.

Escapade dans l’Aisne

Les affaires de la petite fourrées dans le sac à dos decath’ (c’est un sac à dos decath’ nh arpenaz 50, contenance 10 litres couleur prune, oui celui à quatre euros et d’une solidité qui défie toute concurrence. Le rapport qualité-prix de ouf. Celui que l’enfant voit sur un dos d’adulte à chaque sortie, « c’est mon sac », lâche-t-elle, à chaque fois folle de joie), une robe pour chacune soigneusement pliée dans la petite valise, plus toujours le vague survêt’ qui sert décidément à tout, allez on y va, l’ado de la voisine est bien mobilisé pour câliner les chats pendant que, alors que, tandis que, les billets sont bien présents sur l’appli sncf, la cb est bien mise à jour sur l’appli uber, allez on y va, on fait un nœud papillon à la poubelle, et c’est parti, on y va, on ferme la porte, un tour de clef suffit, la petite a son sac à dos, toute contente à la perspective d’habiller / déshabiller / habiller / déshabiller ses poupées en caoutchouc, vague dégoût qu’on écarte comme une araignée tombée ahurie sur le nez dans une balade en forêt, ting-tong l’ascenseur, les traces de doigt sur l’inox, penser à regarder comme on les nettoie, eau chaude et tissu blanc, on s’en fout on y va, on balance le sac poubelle dans la benne avec un peu trop de force, elle s’étale du gel hydroalcoolique sur les mains, un peu trop, ajuste le masque sur le nez, en tend un à sa fille, laisse le chauffeur se débrouiller avec les bagages, s’engouffre dans le vtc tête la première, clic-clac les ceintures, on y va, on ouvre l’appli facebook, ferme l’appli facebook, ouvre l’appli facebook, ferme l’appli facebook, gare du nord, le bleu du ciel la suffoque, s’engouffrer dans la gare tête la première, mais reste à côté de moi, laisser monter la petite puis s’engouffrer dans le train bien connu la tête la première, elle se laisse tomber sur les sièges qui ont été un jour vert et gris, la petite babille avec ses poupées comme prévu, tout va bien, elle ouvre l’appli facebook, ferme l’appli facebook, ouvre l’appli facebook, ferme l’appli facebook, la cathédrale rassurante sur la colline, gare de laon, bordel le train suivant est annulé, mais ce n’était pas indiqué sur l’appli sncf, mais madame, le conducteur n’a pu arriver à temps, hein, mais quand est le prochain, dans trois heures, la pesanteur s’étale comme une pâte à tartiner sur les épaules, l’enfant lève ses grands yeux, allons nous promener ma chérie, on va aller voir la cathédrale, sac sur le dos, valise qui roule grrr-grrr, main libre qui tient celle de l’enfant, qui tient celle de l’enfant, on va monter avec les escaliers, mais c’est sans fin, je n’en peux plus, je ne vais pas y arriver, houspiller l’enfant mais attention à la route, acheter une bouteille d’eau cristalline à la boulangerie en face de la cathédrale, c’est beau hein, clic droit quelle heure est-il, redescendre en quinze minutes ce qu’on a mis une heure à monter, s’engouffrer dans le train tête la première, s’étaler sur le siège bleu marine du ter flambant neuf, « la Région Hauts-de-France vous souhaite la bienvenue », non picardie, pi-car-die pense-t-elle, le bocage rassurant après vervins, il y a même des petits moutons, heureusement qu’il fait beau, gare d’hirson, s’engouffrer dans le taxi tête la première, toutes mes condoléances de la part de qp taxis, l’enfant jette quelques coups d’œil qu’elle espère discrets à sa mère, mine de rien, les sapins quinquagénaires, la porte du garage, ne pas faire tomber les clefs sous les grilles de l’égout, ouvrir les deux serrures toujours un peu grippées, y mettre trop de force, enlever les chaussures, dire ma chérie dire maman dire je vais monter mettre de la lumière, l’odeur est épouvantable, elle ouvre grand les fenêtres pour y laisser entrer le printemps, le silence a décapité la maison, l’enfant danse, rit, chante.