Autofictions

écrire pour rigoler

Elle ne se souvient de rien, si ce n’est des fous rires irrépressibles de son adolescence, elle aimait beaucoup rigoler, et encore plus faire rigoler. Son prof de français adorait lire les bons passages des rédacs des élèves et, canaille qu’elle était, elle usait de son écriture comme d’une plume à guili pour chatouiller ses camarades. Elle préparait longuement ses bons coups à la maison : elle écrivait d’abord à toute vitesse, le stylo haletant derrière les mots qui cascadaient, avant de recopier patiemment tout le contenu de sa rédac avec des pleins et des déliés et en tirant bien fort la langue pour que le prof ne bute pas sur un mot. La fluidité de cette parole d’adulte qui allait incarner son verbe à elle, de petite plus si petite que ça, la fluidité donc, c’était hyper important. On se marrait bien à l’époque, et son prof le premier.
Elle se souvient soudain qu’Isabelle, sa meilleure amie, est tombée gravement malade cette année-là. Une maladie rarissime, un truc horrible, qui aurait pu arriver à n’importe qui comme on dit, sauf que ça lui est arrivé à elle, Isabelle, et pas à quelqu’un d’autre, non non. Avant la maladie, tout le monde l’admirait, elle avait tous les talents comme on dit, une fée s’était penchée sur son berceau comme on dit. Tu parles.

Allez, hop

Menton enfoui dans l’oreiller, colonne vertébrale arquée vers le haut à faire craquer de toute urgence, aaaaahhhhh, la gravité pesant, chargée de son énergie nocturne. Il est cinq heures sur l’écran noir et blanc qui clignote, le téléphone est encore en mode sommeil lui aussi, toutes notifications sonores éteintes afin de ne pas réveiller les autres. Enthousiasmés par la journée qui commence, les chats sautent dans le lit, sur ce dos endolori, frottent leur petit museau sur ce qui dépasse de l’oreiller. Une fois la série de craquements vaguement inquiétants effectués, traine ta savate à travers ce couloir qui n’en finit pas vers les croquettes, attrape d’un geste souple la carafe de la cafetière, et commence le rituel de pelletage des grains dans la petite enveloppe marron. Empêche pensivement le gros chat de bouffer dans la gamelle du petit chat, viens avec ton café fumant et ton nuage de lait dans la petite pièce à toi chèrement gagnée sur toutes les adversités. Clic clic la petite lampe à droite. Soulève d’un geste vif le capot de la machine, jette le gros feutre dans le creux, là, pour occulter ce nom de marque qui t’agresse les yeux, l’écran encore noir reflète ta bouille chiffon, où sont tes lunettes, indispensables pour pouvoir les relever sur ton front quand tu réfléchis, ah dans la chambre, retourne à-pas-de-loup-à-pas-de-loup, dans le noir marche funambule à travers l’espace tant connu, pas autant que celui de ton enfance où tu courais dans le noir de ta maison la nuit pour échapper aux monstres cachés, n’en doutons pas, partout. Tâtonne sur la table de chevet, profites-en pour renverser cette installation qui avait résisté à tous les assauts enthousiastes des autres : un petit bouddha en métal, avec dans le creux de la main quelques grains de lavande ramassés l’été dernier, un bonhomme playmobil en tenue d’ouvrier et un pingouin en verre, nageoires comme tendues vers les deux autres, font cercle autour d’une feuille de lierre séchée sur laquelle est délicatement posée ta petite pierre noire préférée. Enfin, faisaient cercle, tu ne les vois pas mais tu sens bien que l’harmonie a été rompue. Bon. On verra ça plus tard. Quitte à faire un détour, passe dans la salle de bain t’harnacher de tes talismans : bracelet pour pouvoir dormir avec l’autre sur le poignet gauche, tu auras bien besoin de toute la journée pour t’en convaincre, boucle d’oreille en forme de maison dentelée sur le lobe gauche, « mon corps est ma maison, mon corps est ma maison », feuille d’or plantée dans le trou au-dessus — tu t’acharnes un peu dessus, boucle d’oreille clitoridique en trophée sur le lobe droit. Tu hésites, mais enfin oui allons-y tu veux faire quoi d’autre. Assieds-toi, la machine est posée sur ce support censé rendre ta posture plus ergonomique, m’ouais, et en attendant que ça charge, gratouille machinalement sur les petits carrés de papier collés sur les touches, il y en a quelques-uns qui se décollent, mais tu aimes bien faire flapflapflap avec le J ou le F pour lancer ta réflexion, ou pour retrouver ce fil quand il a tendance à se perdre. T’en étais où, au fait ?

On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve

C’est l’un des livres qui a consolidé ma forteresse de lutte contre la laideur à un moment critique où ses murs menacées  d’effondrement. J’aurais voulu en retenir tous les mots, créer des digues de mémoire en moi, mais les mots coulaient, vagues et pluie, les mots justement avaient été écrits pour qu’on ne les retienne pas. Flux des émotions à travers les personnages et les paysages, flux des situations, je ne suis pas ceci ou cela, je suis une rivière qui coule, et Héraclite secoue joyeusement la main en me voyant passer. Comment un roman d’une telle douceur peut-il être un tel bélier contre l’essentialisme, je m’en étonne encore. En tout cas il est venu nourrir mon engagement militant bien autant qu’un livre philosophique ou sociologique. Il est  aussi venu me consoler, me murmurer à l’oreille que la discontinuité n’est jamais totale, et que la continuité n’est jamais qu’une illusion.

J’ai offert mon livre tout corné et annoté à un amoureux qui ne me l’a jamais rendu, adieu donc aux flipflap irréguliers en tournant les pages, adieu aux gribouillis tendrement apposés dans les marges, il a fallu tout recommencer avec un nouvel exemplaire, et surligner, n’en doutons pas, d’autres passages avec un autre stylo bic. J’en suis encore contrariée, 20 ans après.

Un temps. Soudain, reviennent en moi deux images, le suicidé versus celle qui aurait pu l’être. Tout cela, se suicider ou ne pas se suicider, ne tenait qu’à un rien, car le réel les griffait tous deux pareillement. Ce rien m’a hantée, il ne le fait plus. Il est toujours là, un pivot à partir duquel bâtir une boussole.