Depuis 2009, nous nous sommes engagé.e.s auprès de publics dits en difficulté dans la question de la parole citoyenne et des conditions d’ouverture du débat. Il s’agit d’utiliser des protocoles théâtraux pour créer un espace de parole, d’expression et d’écoute mutuelle, et d’envisager positivement le rapport entre soi et le monde. Ainsi, nous intervenons en collaboration avec des établissements de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, auprès des éducateur/trices comme des adolescent.es, avec des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (SPIP), avec la Ligue de l’Enseignement et dans des centres de formation pour jeunes en difficulté.
Nos premiers stages utilisant le théâtre comme outil ont été menés en mobilisant la perspective du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal : « Le théâtre de l’opprimé est théâtre dans le sens le plus archaïque du mot. Tous les êtres humains sont des acteurs (ils agissent) et des spectateurs (ils observent). Nous sommes tous des spect-acteurs… » (Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs). Tout en ouvrant les corps et favorisant le rapport à l’autre, les saynètes jouées répétaient souvent des situations d’exclusion. Or, si ce type de parole est fondamental dans un premier temps dans lequel la parole se libère, cherche sa voie (sa voix ?), elle n’est pas au cœur de notre dispositif.
Il donc été progressivement privilégié un théâtre d’expression, faisant le pari de l’imaginaire et d’une mise à distance du stagiaire-acteur et de son personnage. Il se caractérise par une préoccupation plus forte pour la dynamique et le langage des corps que pour la parole, du moins au départ.
En effet, revenir à son corps, c’est focaliser son attention sur une perception du vivant, dans l’ici et maintenant, en prenant corps immédiatement avec les autres. Qu’est-ce qu’énoncer son prénom dans un groupe ? Qu’est-ce concrètement prendre la parole dans un groupe ? Que se passe-t-il en moi quand je regarde l’autre dans les yeux ? Qu’est-ce que se lever, s’asseoir, qu’est-ce que se tenir debout, qu’est-ce que proposer un geste signifiant son prénom, qu’est-ce qu’une consonne et une voyelle, qu’est-ce que pourrait être mon corps neutre, sans émotion ? Qu’est-ce que provoque en moi le toucher d’une main sur mon épaule ? Qu’est-ce que l’autre vient de dire ?
Dans un second temps, il s’agit de mettre en partage intersubjectif des récits de vie, des expériences individuelles singulières. Des simulations d’entretien d’embauche de plus en plus proches du réel des personnes sont mises en place. Le stage est ainsi un lieu d’identifications et de dérangements / réarrangements partiels des représentations. Le / la stagiaire devient spectateur.trice / auto-acteur.trice, conteur.se de ses expériences. À la première personne, le/la stagiaire est progressivement mis en situation de maîtriser une certaine fiction de lui-même, une projection dans un ailleurs.
Enfin, des moments de retour réflexif permettent d’analyser le vécu partagé et de préparer un éventuel suivi de l’institution. Au théâtre, les choses simples acceptées par éducation et habitude deviennent sources d’interrogation. Les expériences potentiellement angoissantes du vécu sont dédramatisées par la notion de jeu. Au théâtre, la performance, l’efficacité, la réussite n’existent pas ; il n’y a que des erreurs plus ou moins bien maîtrisées, ce qui rend impossible la mise en échec et permet de mettre à distance ses propres ressentis négatifs de certaines situations réelles passées, voire d’envisager positivement les situations de prise de parole à venir.
Pour aller plus loin :
Article de Sophie Hutin publié dans Les Usages sociaux du théâtre hors ses murs, sous la direction de Jérôme Dubois, Paris, L’Harmattan, 2011 : « Pour un usage du théâtre dans la Justice pénale »