Pour un usage citoyen du Théâtre

Mettre le corps en premier

Transmettre, pour être démembré, mangé et transformé. Devenir des matières pour la création. Engager certes des techniques, mais pour mieux les oublier par la suite, pour les vivre de l’intérieur.

« Théâtre corporel », « théâtre physique », « théâtre gestuel ». Autant d’expressions pour désigner un théâtre qui met au centre de l’acte théâtral le corps du comédien. Une pétition de principe, dirait-on ? Le spectateur appréhende évidemment en première instance des corporéités. En ce sens, tout théâtre serait éminemment corporel. Non. Prenons le théâtre à la française : encore souvent centré sur le texte, encore souvent conçu comme un exercice de diction et donc, pour reprendre le mot d’Ariane Mnouchkine, « de la littérature en costumes ».

Notre démarche consiste à reprendre le postulat d’une liaison essentielle entre le corps et la voix, l’existence en nous de multiples corps, de multiples voix, tapies dans le creux de nos imaginations, trop souvent bridées par les règles d’un savoir dire académique.

Décentrer le théâtre du texte, c’est, nonobstant les classifications obsolètes du ministère de la Culture, reprendre le pari d’un continuum entre théâtre, danse, et chant, oser dire qu’un comédien doit savoir non seulement interpréter un texte, mais aussi danser et chanter, oser un théâtre dépassant la simple machine discursive.

Oser un théâtre de l’incarnation.

Avec et pour toutes et tous

Depuis 2009, nous nous sommes engagé·es auprès de différents publics dans la question de la parole citoyenne et des conditions d’ouverture du débat. Il s’agit d’utiliser des protocoles théâtraux pour créer un espace de parole, d’expression et d’écoute mutuelle, et d’envisager positivement le rapport entre soi et le monde. Ainsi, nous sommes intervenu·es en collaboration avec des établissements de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, auprès des éducateur/trices comme des adolescent‧es, avec des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (SPIP), avec la Ligue de l’Enseignement, dans des centres de formation pour jeunes en difficulté, dans des centres d’hébergement d’urgence, dans des ESAT…

Nos premiers stages utilisant le théâtre comme outil ont été menés en mobilisant la perspective du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal : « Le théâtre de l’opprimé est théâtre dans le sens le plus archaïque du mot. Tous les êtres humains sont des acteurs (ils agissent) et des spectateurs (ils observent). Nous sommes tous des spect-acteurs… » (Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs). Tout en ouvrant les corps et favorisant le rapport à l’autre, les saynètes jouées répétaient souvent des situations d’exclusion. Or, si ce type de parole est fondamental dans un premier temps dans lequel la parole se libère, cherche sa voie (sa voix ?), elle n’est pas au cœur de notre dispositif.

Il donc été progressivement privilégié un théâtre d’expression, faisant le pari de l’imaginaire et d’une mise à distance du stagiaire-acteur et de son personnage. Il se caractérise par une préoccupation plus forte pour la dynamique et le langage des corps que pour la parole, du moins au départ.

En effet, revenir à son corps, c’est focaliser son attention sur une perception du vivant, dans l’ici et maintenant, en prenant corps immédiatement avec les autres. Qu’est-ce qu’énoncer son prénom dans un groupe ? Qu’est-ce concrètement prendre la parole dans un groupe ? Que se passe-t-il en moi quand je regarde l’autre dans les yeux ? Qu’est-ce que se lever, s’asseoir, qu’est-ce que se tenir debout, qu’est-ce que proposer un geste signifiant son prénom, qu’est-ce qu’une consonne et une voyelle, qu’est-ce que pourrait être mon corps neutre, sans émotion ? Qu’est-ce que provoque en moi le toucher d’une main sur mon épaule ? Qu’est-ce que l’autre vient de dire ?

Dans un second temps, il s’agit de mettre en partage intersubjectif des récits de vie, des expériences individuelles singulières. Des simulations de plus en plus proches du réel des personnes sont mises en place. Le stage est ainsi un lieu d’identifications et de dérangements / réarrangements partiels des représentations. Le / la stagiaire devient spectateur‧trice / auto-acteur‧trice, conteur‧se de ses expériences. À la première personne, le/la stagiaire est progressivement mis en situation de maîtriser une certaine fiction de lui-même, une projection dans un ailleurs.

Enfin, des moments de retour réflexif permettent d’analyser le vécu partagé et de préparer un éventuel suivi de l’institution. Au théâtre, les choses simples acceptées par éducation et habitude deviennent sources d’interrogation. Les expériences potentiellement angoissantes du vécu sont dédramatisées par la notion de jeu. Au théâtre, la performance, l’efficacité, la réussite n’existent pas ; il n’y a que des erreurs plus ou moins bien maîtrisées, ce qui rend impossible la mise en échec et permet de mettre à distance ses propres ressentis négatifs de certaines situations réelles passées, voire d’envisager positivement les situations de prise de parole à venir.

Pour aller plus loin :

Article de Sophie Hutin publié dans Les Usages sociaux du théâtre hors ses murs, sous la direction de Jérôme Dubois, Paris, L’Harmattan, 2011 : « Pour un usage du théâtre dans la Justice pénale »

Merci…

Depuis 2007, de nombreux stages et ateliers ont été organisés en Île-de-France, en direction de publics divers : adultes professionnel·les, amateur‧es, personnes sous main de justice, immigrant‧es, enfants, adolescent‧es…
Les saisons passées ont ainsi été riches en multiples expériences de transmission et de pédagogie, dans les domaines du jeu masqué (masque neutre, commedia dell’arte, clown, bouffon), du corps comique et du corps tragique, de la vocalité pour le théâtre, de la danse butô, ou du « simple » travail sur sa présence, ici et maintenant, de la prise de parole devant un public, comment oser dire « je »après toute une vie de mises en silence…
Au total, des dizaines de stages, des centaines d’heures de travail, d’échanges, de rencontres…
Merci à tou‧tes les intervenant‧es qui ont animé avec enthousiasme ces stages depuis 2007 : Etienne Guérin, Avela Guilloux, Sophie Hutin, Ariane Lagneau, Claire Loiseau, Pierre Serra, Nicolas Torrens. Merci à tou‧tes pour ces instants de joie partagée.