« Si j’étais toi… »
« Je dis ça je ne dis rien »
« Il faudrait qu’on se voie pour en parler »
« Honnêtement »
« Pardon mais… »
« Putain de merde »
« Le chien et les femmes sont soumis »
Autant d’expressions du langage ordinaire, de tournures, d’adverbes, de connecteurs logiques, voire de règles de grammaire appris‧e‧s par conditionnement au moment de l’enfance, impensé‧e‧s car jamais interrogé‧e‧s dans leur oralité, et qui racontent des rapports de domination en train de se tisser, voire des jugements discriminants cristallisés, tapis au plus profond de soi. Des masques de mots, des petites aliénations anodines, des prothèses portées par imitation, puis oubliées au fil des ans et qui nous séparent d’un rapport sensible à l’inconnu.
Ce blog s’inscrit en prolongement du spectacle Mascarades qui interroger cette (in)capacité de déconditionnement, par la voix et par le corps.
Traquons et déconstruisons les rapports de domination tapis, nichés, tissés dans le langage. — Ou : Massacrons la grammaire !
Les mots des autres
Longtemps, j’ai été bercée par les mots des autres, au point où quand je voulais commencer à penser sur un sujet, je cherchais frénétiquement leurs mots, leurs mots à eux. Dressée à la naïveté, je ne pouvais imaginer que la beauté dans laquelle je plongeais, ivre, était un enjeu de pouvoir : celui de ne jamais, jamais parler à la première personne. Car alors les règles grammaticales vacilleraient, ou seraient montrées pour ce qu’elles sont, nues : des conventions bien utiles.
Au lieu de cela, je me suis moi-même enterrée dans la langue des autres, je me suis placée en situation de minorité perpétuelle, sous un joug colonial que j’ai moi-même instauré.
Quand j’ai préparé ce spectacle, je n’ai pas failli à mon dressage. J’ai d’abord voulu lire tous les mots des autres, m’enivrer de leur pensée comme de leur manière de l’articuler, prête à les plagier de tout mon cœur.
J’ai en moi une béance, une plaie jamais recousue par lesquelles les normes du monde s’impriment sans cesse. Je suis un papier buvard saturé d’encre, je suis une éponge qui aspire et recrache à volonté les mots des autres, une tour bibliothèque par laquelle les mots dévalent les escaliers.
Et puis, peu à peu, se rendre compte que toutes et tous nous servons aveuglément les mots des autres. Du haut de notre corps nous disons ‘Je’ en pensant être seuls, alors qu’une masse groupée de voix chevrotantes se dresse dans le noir et parle à travers nous.
La voix des autres, je l’entends désormais partout : c’est cette collègue qui dit à une autre : « ton pull est à l’envers », suscitant la gêne de la personne concernée avant de lancer un : « je dis ça mais ça m’est égal. » C’est la police du genre qui s’insinue partout. Dans le bus : « – c’est un garçon ? – Non une fille. – Ah mais elle a les cheveux courts cette petite ahahahahah ». Une fois, deux fois, trois fois… C’est la pensée de la supériorité blanche qui ne se dit jamais explicitement mais n’en pense pas moins et habite toujours le monde comme une vaste colonie.
Aujourd’hui que les certitudes m’ont enfin abandonnée, je sais toutefois qu’il me faudra déconstruire, à chaque pas, l’une après l’autre, les normes par lesquelles et dans lesquelles je me suis construite. Cette tâche, immense, je la conduis avec une cuillère percée. Une chance cependant : d’autres voix se lèvent, ô amies, et mâchouillent, déglutissent, régurgitent, malaxent, écrabouillent la langue de nos pères.
Je peux désormais me dé-terrer, me sortir de mon propre cercueil, un peu comme Béatrix dans Kill Bill, et cela par la seule force de ma langue.
// tire la langue //
Comment-se-parler-de-tout-de-rien
Ou quand une compilation aléatoire de phrases « toutes faites » peut produire une conversation entière, voire un conflit !
« Toi 1 – Ne le prends pas mal… Ce n’est pas pour dire mais…
Toi 2 – Ça ne me pose aucun problème.
Toi 1 – Je ne veux pas te blesser. Ne te fâche pas.
Toi 2 – Excuse-moi je te coupe. Ça ne doit pas être facile.
Toi 1 – Je ne peux pas aller plus vite que la musique.
Toi 2 – Regarde-moi quand je te parle.
Toi 1 – C’est la porte ouverte à tout.
Toi 2 – Je te dis cela pour ton bien.
Toi 1 – Je ne suis pas certaine d’être d’accord.
Toi 2 – Après tout, il n’y a pas mort d’homme.
Toi 1 – Si la bouche le dit, le cœur ne le dit pas.
Toi 2 – Y’a pas photo.
Toi 1 – On n’est pas des chiens.
Toi 2 – S’il gèle à la Saint-Raymond, l’hiver sera encore long.
Toi 1 – Vraiment ?
Toi 2 – Je suis sûr que tu vas y arriver. On ne va quand même pas tout faire à ta place.
Toi 1 – Je ne vois pas du tout de quoi tu parles. Si tout le monde faisait comme toi…
Toi 2 – je dis ça, je dis rien. J’ai tout dit, j’ai rien dit.
Toi 1 – Il faudrait qu’on se voie pour en parler.
Toi 2 – Tu n’es pas sérieuse?
Toi 1 – Ça me met hors de moi.
Toi 2 – Si ce n’est pas malheureux quand même ! Vraiment, sérieusement, franchement, honnêtement !
Toi 1 – Ça ne devrait pas se passer comme ça. On n’est pas obligés.
Toi 2 – Il faudrait faire quelque chose. Y’a qu’à… t’as qu’à… on n’a qu’à…
Toi 1 – C’est quoi qui te dérange ? Moi, je vais te dire ce qui te dérange.
Toi 2 – Je ne t’entends pas.
Toi 1 – Il faudrait qu’on se voie pour en parler.
Toi 2 – Il faudrait qu’on se voie pour en parler. »
Homm·e·age à la grammaire
Elle 1 – On arrête ?
Elle 2 – On arrête.
Elle 1 – Nous souhaiterions maintenant rendre un hommage à quelques héros oubliés de notre enfance : à savoir à nos amis grammairiens Bescherelle, Malherbe, Vaugelas, Dupleix, Boileau, Maupas, ainsi qu’à tous les Immortels de l’Académie française depuis 1635, année mille fois louée de sa création.
Elle 2 – Et une pensée particulière à M. Barbotte mon instituteur de CP pour son gavage valeureux de nos bouches à grands coups de règles d’ortho-graphe et de grammaire.
Elle 1 – Rappelons LA règle. Vaugelas en 1647 : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut tout seul contre deux ou plusieurs féminins… »
Elle 2 – Ou l’abbé Bouhours en 1675 : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte. »
Elle 1 – Ou encore le grammairien Beauzée en 1767 : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. »
Elle 2 – Or avant le XVIIe siècle c’était l’accord de proximité qui prévalait ! Ainsi Racine pouvait écrire en toute quiétude dans Iphigénie: « Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête. » On pouvait alors accorder un adjectif en genre et en nombre en fonction du nom le plus proche : « le chien et les hirondelles sont joyeuses. » « Le baobab et la louve sont vieilles ». « Le mouton et…
Elle 1 – Etc.
Elle 2 – De plus, pendant la majeure partie de l’histoire de la langue française on pouvait aussi accorder en genre et en nombre les participes présents et les pronoms aujourd’hui invariables. Par exemple, en 1694, au moment de l’apparition ex nihilode la règle du masculin neutre, le bien nommé Gilles Ménage note : « Madame de Sévigné s’informant de ma santé, je lui dis : Madame, je suis enrhumé.
Elle 1 – Je la suis aussi, me dit-elle.
Elle 2 – Il me semble, Madame, que selon les règles – Elle 1 : les nouvelles règles ! – Elle 2 : de notre langue, il faudrait dire : je le suis.
Elle 1 – « Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. »
Elle 2 – S’approprier le savoir autour de la langue est un enjeu de pouvoir. Il s’agit de contrôler dans tout corps vivant ou mort d’un organe appelé langue ; il s’agit d’intervenir sur le contenu même de nos pensées. Et force est de constater qu’en France nous avons été particulièrement gâté‧e‧s avec ni plus ni moins que l’excision symbolique du féminin dans la langue à partir du milieu du XVIIe siècle. Ce n’est pas le masculin qui est neutre dans la langue, mais le féminin qui est neutralisé.
Elle 1 – Eh oui, Mesdames, Messieurs et toutes les autres, banco, en s’appropriant la grammaire et la syntaxe, c’est-à dire la structure d’organisation de la pensée, on s’approprie une partie de notre capacité à penser, de nos représentations, de notre imaginaire même ! Derrière la manière de dire, il y a des structures sociales et des rapports de pouvoir en jeu.
Elle 2 – La grammaire ne vole pas, pure, dans le ciel des idées. La grammaire a des mains de boucher.
Elle 1 – Ou de bouchère.
Elle 2 – En témoigne d’ailleurs la vaste entreprise de masculinisation des noms de métiers entreprise par nos amis de l’Académie à partir du XVIIe siècle. Jusqu’alors on pouvait dire : avocate, conseillère, barbière, compositrice, chapeliere, cordonniere, cuisinière, cordiere, mareschale, tainturiere, tapiciere, artificière, clergesse, feronne, dompteresse, demanderesse, bâteleuse.
Elle 1 – Inventrice, philosophesse, procuratrice, doctoresse, peintresse, générale des armées, professeuse, lieutenante, poétesse, huissière, autrice.
Elle 2 – Autrice. Pourquoi s’étonner d’avoir tant de difficultés à penser une femme vivant du métier d’écrire si jusqu’au mot pour le dire a été expurgé de la langue ?
Elle 1 – En revanche je ne suis jamais reprise quand je dis caissière, institutrice, infirmière ou actrice, le masculin n’est pas le neutre générique en ce cas, comme c’est étrange.
Elle 2 – Alors, que faire ? Devons-nous continuer à scander toutes et tous ensemble : « Une grammaire, une langue, une République ! » ? Aujourd’hui, remettre en question la langue, est-ce vraiment désagréger l’unité de la nation, prononcer ni plus ni moins que la fin de la République ? Pour nos éminents académiciens, c’est le cas. À l’instar des langues des provinces de l’Ancien Régime ou des pays colonisés, la féminisation est un barbarisme, un accent dont on rit, c’est parler en se bouchant le nez la langue des colonisé‧es. Ce serait comme faire porter une robe à fleurs à un adepte des costumes cravate : mais quelle extravagance !
Elle 1 – Fin de la « parenthèse ».
Pour en savoir plus : http://siefar.org/la-guerre-des-mots/presentation/ ainsi que les formidables travaux d’Aurore ÉVAIN & Éliane VIENNOT
« Le vrai effet du Panopticon c’est d’être tel que,
même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule
non seulement se croie mais se sache observé,
qu’il ait l’expérience constante d’être
dans un état de visibilité pour le regard. »
Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique