> Hamlet-machine
La Provence
Jean Regad. Publié le mardi 13 juillet 2010
Le texte de Heiner Müller, Hamlet-Machine, n’a pas la réputation d’être un texte simple. Il est au contraire rétif à toute simplification, à toute interprétation univoque. Il récuse le confort de la fable, s’éclate, se réverbère, se multiplie, il serait donc vain de chercher à en faire un quelconque résumé. Il y a l’histoire même d’Hamlet, incapable de venger le meurtre de son père, il y a Hamlet incapable d’aimer Ophélie, il y a le Hamlet politique, celui qui interroge le rôle, le personnage, le théâtre…
Il serait cependant dommage de prendre peur devant cette pièce polysémique et poétique et exigeante ; la mise en scène de Sophie Hutin et Sylvaine Guyot ne l’explique certes pas, mais la donne à voir autant qu’à entendre. Les deux metteurs en scène (qui sont aussi les deux comédiennes du spectacle) utilisent l’art et l’esthétique du butô, une danse japonaise subversive, lente et méditative et soudain, ce parti pris nous apparaît comme une évidence pour montrer cette pièce. Les corps et leurs mouvements sont très présents, ils parlent comme parle la langue, mais ils disent autre chose, ils emmènent le spectateur vers une autre strate de sens.
C’est un spectacle magnifique, à la fois sensible et intelligent, qui pose toutes les questions en nous laissant la liberté des réponses. C’est sans aucun doute un spectacle à voir, un de ceux dont on parlera.
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Artistik Rezo
Nora Monnet, 16 juillet 2009
« Hamlet-Machine » : Le théâtre mental et expérimental de Heiner Müller
Réécriture automatique fiévreuse et fulgurante du tragique shakespearien, «Hamlet-Machine» est une déconstruction poétique du drame classique. Un texte excessivement dense et remarquablement difficile, dicté par une mémoirefragmentée expérimentant les ressources du corps et les réserves de la langue jusqu’à épuisement du sens et extinction de l’histoire. Neuf pages comme autant de cercles circonscrivant l’enfer dantesque d’un théâtre mental. Inspirée de la chorégraphie tourmentée du Butô, la mise en scène de Sophie Hutin et Sylvaine Guyot matérialise de façon spectaculaire la gravité décentrée du Hamlet de Heiner Müller. Soumise à «l’impossible verticalité des corps», la scénographie exploite avec audace et talent les ressorts physiques de la machine théâtrale.
« Machine infernale »
Le cours de l’histoire est inéluctable, le sort avale sa route, le destin bat son chemin. « L’aube n’aura plus lieu ». Sur scène, quatre acteurs, trois à l’avant-scène se disputent la réplique et disloquent la chair de la langue, BLABLA… Un vrombissement assourdissant gronde sur la salle, souffle glacé de la rumeur, poids des cadavres qui flottent au-dessus de nos têtes. «Bégayer dans sa propre langue », l’accent deleuzien circule. Les corps, eux aussi, bégayent dans leur propre langue, ils chancellent au rythme de leur être brisé qui tout entier vacille.
De dos, Hamlet porte la couleur d’un deuil déjà fané. Courbé en avant, les épaules puissantes, chacun de ses muscles saillant la tentative d’une relève, Hamlet se débat dans sa propre machine. Disjoint mais articulé, le corps commande à ses membres la station debout. En un déséquilibre qui estompe la ligne d’horizon séparant les soubresauts du corps des tremblements de la terre, Hamlet accuse la gravité. Pas de verticalité, aucune, jamais plus. Le tragique plie le corps à la modalité oblique. Apparition à la phénoménalité inversée, les traits d’Hamlet tirent le passé. Pupille aveugle, oeil révulsé, tous orifices crevés, Hamlet est fils de la mort.
« Eternel sans retour »
Sur scène, pas de héros. Pas un Hamlet mais quatre corps. Pas de Hamlet du tout. Le texte évacue les personnages, parole tenue : « Je ne suis pas Hamlet. Je ne joue plus de rôle. Mes mots n’ont plus rien à me dire. Mon drame n’a plus lieu. » Jetés au centre de la terre, expulsés du ventre de la langue-mère, les rejetons déraillent et délirent d’une seule et même voix. Les deux interprètes masculins déchiffrent ensemble la partition machinale : « Je ne joue plus ». Le circuit dramatique, lui, est ininterrompu et ne pourra l’être du reste tant que l’Histoire elle-même n’en sera à sa fin. Balisée par des témoins lumineux qui signalent les « fronts invisibles » entre lesquels se joue le temps des vivants adossé à celui des morts, la scène repousse sans cesse au dehors ses propres limites. Être syncopé aux élans constamment brisés, Hamlet, torturé, gesticule en vain dans le huis-clos d’une mémoire aliénante et obsédante, ressassant en boucle les séquences tronquées d’une histoire dont il est la ruine, le rejet avorté. « Mes pensées sont des plaies dans mon cerveau. Mon cerveau est une cicatrice. Je veux être une machine. Bras pour saisir, jambes pour marcher, aucune douleur, aucune pensée. »
Dispersés sur le plateau, les quatre corps fractionnant la volonté décapitée d’un Hamlet tout-impuissant, s’épuisent à la recherche de leur centre de gravité. Non au dedans mais au dehors : l’extase. Identité littéralement dégénérée se métastasant d’un corps à l’autre, Hamlet est l’homme, la femme, l’enfant, la béance du père, le sang de la mère, l’ombre du fils. Empoté dans le trou de sa mémoire, Hamlet guette le crépuscule de l’histoire.
« Corps méta-physiques »
Le texte d’Heiner Müller, totalement incandescent, brûle entre les doigts. Avec lui partent en fumée les repères formels du théâtre classique. Aucune unité, ni de temps, ni de lieu, ni d’action : la pièce, reflet morcelé d’un Hamlet lui-même divisé, éclate en une infinité ouverte de fragments tous déchiquetés par la langue. Au ras du sol, en communication intime avec la terre, les corps déconstruisent le geste ordinaire au profit d’une expérience à la tonalité métaphysique, gagnée par-delà l’horizon proprement physique. Le sens, toujours insaturé, se déverse en un flux sonore discontinu, haché, mâché, recraché par des visages grimaçants dont les bouches, tordues par l’expression polymorphe de la violence qui rejaillit en eux, sont les ventriloques d’un monde disloqué sonnant la fin de l’histoire.
Sophie Hutin et Sylvaine Guyot signent une remarquable mise en scène défiant avec audace la gravité textuelle müllerienne, répondant au coup par coup à la violence du poème par une physique des corps révolutionnant l’écriture gestuelle du théâtre contemporain.
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Revue-Spectacle.com
Jean-Yves BERTRAND, 20-07-2010
Un Hamlet divisé en quatre, deux hommes et deux femmes (ce sont d’ailleurs ces dernières qui ont assuré la mise en scène), comme pour souligner l’impossibilité d’agir, d’effectuer un choix – tel une boussole écartelée entre les quatre points cardinaux…
Perte d’identité (sexuelle) aussi, Hamlet n’ayant pas comme Oreste une Electre pour lui armer le bras et l’assurer du bienfondé de sa vengeance : c’est une décision qu’il droit prendre seul, alors que l’on sait que derrière chaque grand homme il y a une femme… pour lui souffler que faire, l’action proprement dite n’étant par la suite qu’une formalité, une stricte affaire d’homme – quoique, dans le cas de Médée…
La salle rouge du Théâtre Notre Dame est particulièrement adaptée à cette pièce qui questionne, on regrettera juste (esthétiquement) les quelques moments où l’éclairage est un peu plat, comme si l’ « éclatement » d’Hamlet en quatre corps entrait alors dans une phase de stricte équivalence, d’indécidabilité – une mécanique quantique des points cardinaux ?
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Cassandre
Samuel Wahl : « Très belle exploration formelle qui sert habilement ce texte majeur du répertoire contemporain. »
> Le Labyrinthe
Revue-Spectacle.com
Jean-Yves BERTRAND, 16-10-2008
Du 10 au 15 octobre 2008 au Théâtre du Temps
Durée : 0 h 45
Conception, danse, jeu : Sophie HUTIN
Une jolie proposition de danse butô avec texte, musique/sons et, bien sûr, corps en mouvement !
Ne pas manquer, donc – avant que le « genre » butô (on pense au très beau film Cherry Blossoms, un rêve japonais) ne devienne phénomène de mode, et que l’on nous abreuve à son propos de tout et n’importe quoi…